Sadok Rouia (Ex-conseiller principal FMI)
Un peu d’histoire
L’histoire économique de la Tunisie a été ponctuée par quatre crises financières aiguës : celle des années 1860, suivies par celles des années 1960 et 1980, ainsi que la crise actuelle qui sévit dans le pays depuis 2011.
Ces crises postindépendance étaient clairement marquées par des dimensions politiques et socio-économiques. Cependant, elles partageaient un point commun : le recours excessif du gouvernement à des dépenses budgétaires insoutenables et improductives, principalement financées par la Banque Centrale de Tunisie (BCT), en dernier recours sur le plan interne, et nécessitant le recours au Fonds Monétaire International (FMI) en dernier recours sur le plan extérieur.
La fiscalité en Tunisie mérite également des réformes (réduction de la pression fiscale, équité fiscale, amélioration du recouvrement…), mais elle n’est pas la cause principale des problèmes en Tunisie.
Il est important de rappeler que la crise des années 1960 a eu principalement comme origine des dépenses publiques élevées liées au lancement de la planification économique, largement financées par la BCT. Cette situation a entraîné la première dévaluation du dinar et la mise en place de six programmes avec le FMI.
Dans les années 1980, le gouvernement Mzali a eu recours de manière abusive au financement direct et indirect de la BCT, ce qui a provoqué une deuxième dévaluation du dinar et la mise en œuvre de deux programmes avec le FMI.
Cette politique s’est reproduite depuis 2011, avec déjà deux programmes infructueux avec le FMI. De plus, en 2020, le pays a dû avoir recours au prêteur de dernier ressort national, à savoir la BCT.
2024 : La fuite en avant
Pour l’année 2024, les besoins en ressources d’emprunt de l’État sont considérables, s’élevant à 28,2 milliards de dinars. Ce montant comprend 11,7 milliards de dinars d’emprunts intérieurs et 10,3 milliards de dinars d’emprunts extérieurs non identifiés. Ces besoins ne revêtent rien d’exceptionnel, car ils servent, comme pour les années précédentes, à financer les dépenses courantes de l’État et non l’investissement porteur de croissance.
Pour combler ces déficits en ressources, la solution privilégiée par le gouvernement a consisté à opter, cette année, pour un financement direct de l’État par la BCT plutôt que d’entreprendre les réformes structurelles nécessaires, connues pas tous.
L’histoire économique de la Tunisie offre de nombreux enseignements, que les gouvernements successifs semblent malheureusement ignorer au détriment de la stabilité financière du pays.
En effet, depuis la révolution, chaque gouvernement s’est contenté de blâmer ses prédécesseurs, sans pour autant mettre en place les réformes structurelles majeures. De plus, il a maintenu une politique populiste basée sur des dépenses budgétaires expansionnistes.
La fuite en avant, marquée par un financement direct de la banque centrale aura certainement des conséquences à long terme. Cette approche peut résoudre des problèmes immédiats de liquidité, mais elle ne résout pas les défis fondamentaux qui affectent l’économie tunisienne. Au contraire, cette stratégie ne peut qu’affaiblir davantage la crédibilité financière du pays.
Pour garantir la viabilité économique à long terme, il est impératif de mettre en place des réformes économiques et financières structurelles. Cela inclut la réduction des dépenses publiques improductives et du rôle et poids de l’État, en général, et la promotion du secteur privé.
En adoptant une approche proactive et en mettant en œuvre des réformes structurelles solides, la Tunisie peut se positionner pour une croissance économique durable et une stabilité financière à long terme.
Le Maroc : Un bon exemple
Le Maroc a entrepris des réformes structurelles soutenues, y compris des modalités modernes de financement direct pour l’État (sans recours à celles-ci). Au lieu de recourir à ces modalités, le pays a privilégié d’aller au prêteur de dernier ressort, le FMI, à travers des facilités de précaution.
Il est à rappeler que le financement direct de l’État par une banque centrale n’est pas intrinsèquement problématique. Le FMI lui-même propose des modalités et des bonnes pratiques, similaires à celles incluses dans la loi de 1958 qui a régie la BCT, et que la Bank Al-Maghrib a également adoptées. En effet, l’article 69de la loi n°40-17 portant statut de Bank Al-Maghrib stipule que La Banque ne peut se porter garante d’engagements contractés par l’État, acquérir directement des titres de créance ou des Sukuks qu’il émet ou lui consentir des concours financiers, que sous forme de facilité de caisse visée au 2ème alinéa ci-après.
La facilité de caisse est limitée à cinq pour cent (5%) des recettes fiscales réalisées au cours de l’année budgétaire écoulée. La durée totale d’utilisation de cette facilité ne peut excéder 120 jours, consécutifs ou non, au cours d’une année budgétaire. Les montants effectivement utilisés au titre de cette facilité sont rémunérés au taux de base de refinancement des banques auprès de la Banque»
Malgré l’existence de cet article et, plutôt que de recourir au financement par Bank Al-Maghreb, le Maroc a préféré d’aller au prêteur de dernier ressort, le FMI, en bénéficiant de facilités de précaution réservées aux pays démontrant une capacité et une expérience soutenue en matière de bonne gestion et de gouvernance.
En 2018, le Maroc avait souscrit à une ligne de financement de précaution, la Precautionary and Liquidity Line (PLL), d’un montant de 2,9 milliards de dollars. Ces fonds ont été mobilisés en 2020 pour financer des dépenses budgétaires exceptionnelles liées à la pandémie Covid-19. En 2021, une partie de cette somme (865 millions de dollars) avait été remboursée. En avril 2023, le pays a même annulé la PLL pour bénéficier d’une ligne de financement de précaution plus avantageuse, la Flexible Credit Line (FCL), d’un montant de 5,0 milliards de dollars (une ligne disponible jusqu’en avril 2025).
Pour conclure
De ce qui précède, trois conclusions méritent d’être faites :
- L’histoire des crises économiques montre qu’aucun pays n’a réussi à surmonter une crise sans entreprendre des réformes significatives, mais douloureuses.
- Plus les réformes sont retardées, plus leur coût devient élevé pour l’économie et la société dans leur ensemble.
- En cas d’inaction de la part des autorités nationales, la communauté internationale a mis en place une architecture de réponse aux crises. Cette architecture repose sur le concept du prêteur de dernier recours, qui est le rôle attribué au Fonds Monétaire International (FMI) et non aux banques centrales.
En Tunisie, on trouve normal que l’État offre la compensation à tout le monde, distribue un salaire sans travail dans les entreprises publiques, ou accepte l’utilisation personnelle des voitures de fonction, et j’en passe…Tout ça implique des dépenses publiques improductives qui expliquent pour une grande part la crise des finances publiques en Tunisie.
Clairement, résoudre la crise des finances publiques requiert des réformes et nécessite surtout un changement des mentalités et de nos attitudes quant au rôle de l’État. Cela implique de facto deux actions de fond :
- L’éducation sur l’importance de la responsabilité individuelle, surtout en matière de finances.
- La communication de la part des responsables pour présenter le programme des réformes et justifier leur importance et les actions à introduire pour protéger les classes faibles.